attention aux effets de bord de lautomatisation


Présentée comme la priorité du ministre des Solidarités, qui a récemment installé un Comité de coordination pour l’accès aux droits (voir notre article du 1er février 2023), la lutte contre le non-recours a fait l’objet en décembre dernier d’un colloque organisé par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees, ministères sociaux), en partenariat avec l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore). Le but de cette journée : rendre compte des avancées en matière d’appréhension et de mesure du non-recours, mais aussi questionner les moyens mis en œuvre par les pouvoirs publics, en France et ailleurs en Europe, pour endiguer ce phénomène.

"Le cas français est loin d’être exceptionnel", selon Antoine Rode, chargé de recherche à l’Odenore. En Europe, le non-recours aux minima sociaux est un "phénomène d’ampleur qui peine à susciter le débat", selon le sous-titre d’une étude de la Drees et de l’Odenore publiée en 2022 et portant sur le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Belgique, la Finlande et les Pays-Bas. La question apparaît ainsi "ponctuellement" au moment de réformes institutionnelles – des réformes qui poursuivent souvent "les mêmes objectifs" de simplification des démarches administratives, de dématérialisation et d’automatisation, met en avant Antoine Rode. 

Non-recours au RSA : un tiers des foyers éligibles par trimestre

En France, parmi les chiffres mis en avant lors du colloque pour illustrer l’ampleur du problème, on retient en particulier les 34% de foyers – familles ou personnes seules – éligibles au revenu de solidarité active (RSA) qui étaient "non-recourants" en 2018, soit 600.000 foyers par trimestre, pour un montant non versé d’environ 3 milliards d’euros par an. "On estime qu’en moyenne, chaque mois, c’est 330 euros qui ne sont pas versés à ces personnes", précise Rémi Le Gall, économiste et l’un des auteurs de l’étude de la Drees publiée sur ce sujet en février 2022 (voir notre article). Un tel montant interpelle selon lui sur "les déterminants du non-recours", sachant que, selon l’étude, un cinquième des foyers éligibles est non-recourant "de façon prolongée au cours de l’année".

C’est sur l’enquête sur les revenus fiscaux et sociaux (ERFS) de l’Insee que la Drees s’est appuyée pour produire ces résultats. Cette enquête, notamment parce qu’elle alimente un outil de "micro-simulation socio-fiscale", permet à la Drees de stabiliser un indicateur de non-recours au RSA, régulier et plus représentatif que ce qui existait jusqu’à présent. Concernant le non-recours à la prime d’activité, c’est le dispositif de ressources mensuelles (DRM), utilisé notamment pour le calcul de l’impôt à la source, qui devrait permettre de préciser l’estimation, jugée actuellement insuffisamment robuste. Outil également support de la réforme dite de "contemporanéisation" des aides personnelles au logement (APL, voir notre article du 7 janvier 2021), le DRM est au cœur des réflexions sur le futur chantier de la solidarité à la source, non sans susciter des questionnements et inquiétudes (voir notre encadré ci-dessous).

Habitat précaire, isolement… des facteurs de risque de non-recours

Quant aux publics concernés par ce non-recours au RSA, on apprend avec les données de la Drees que ce sont plus souvent des personnes qui ne perçoivent pas d’autres prestations sociales, telles que les aides au logement ou les prestations familiales, ou des habitants de territoires ruraux.

Ainsi l’enjeu d’éloignement – géographique, mais aussi social et culturel – au droit paraît-il central, ce que confirme Pierre Gravoin, sociologue et économiste, chargé de mission au Secours catholique-Caritas France. Dans une étude qualitative menée avec l’Odenore auprès de 120 personnes dans six départements et publiée en 2021, le Secours catholique a mis en évidence plusieurs facteurs de risque de non-recours au droit : vivre dans un habitat précaire - "la question de la domiciliation est la plus importante" pour Pierre Gravoin -, être de nationalité étrangère, demander de l’aide pour la première fois à une association telle que le Secours catholique ou encore "le fait de sortir d’un emploi stable". Les situations des personnes évoluent, aussi, et beaucoup de personnes interrogées lors de l’enquête étaient en attente d’une réponse administrative aux démarches effectuées, indique Pierre Gravoin, qui invite à avoir une approche dynamique de ce phénomène.

Dématérialisation et réorganisation des services publics ont renforcé l’éloignement

En territoire rural, l’éloignement géographique entre les personnes précaires et les services publics a été accentué au nom même de la lutte contre le non-recours, soutient Clara Deville, sociologue et auteur d’une thèse de doctorat sur "Les particularités du non-recours au RSA en milieu rural". Selon elle, les politiques de lutte contre le non-recours ont été portées à partir de 2012 par la dématérialisation, "alors même qu’on n’a pas la preuve que la dématérialisation soit efficace" pour lutter contre ce phénomène. Ainsi, ces politiques, qui se sont accompagnées de fermeture et/ou de réorganisation des implantations locales de services publics, "ont produit un renforcement des distances physiques, sociales et symboliques", affirme-t-elle.

Et pour "Madame Pugeot" qui doit "monter en ville", à Libourne à 30 minutes de chez elle, pour se rendre à la CAF et obtenir de l’aide dans ses démarches, la maison France services, certes plus proche de chez elle, est en réalité un lieu qui "allonge le parcours" parce qu’on lui conseillerait de prendre rendez-vous… avec la CAF pour traiter son dossier complexe, illustre la sociologue. L’espace France services, "ce n’est pas un lieu d’accès au droit au sens propre du terme", rappelle Clara Deville.

Alors qu’il y a "10 à 13 millions de personnes qui ont des difficultés avec le numérique", la dématérialisation des procédures, accompagnée "d’une réduction, dégradation ou transformation de l’accueil en guichet", a mis en difficulté une part non marginale de la population, confirme Daniel Agacinski, délégué général à la médiation au Défenseur des droits. La dématérialisation "transfère la responsabilité à l’usager d’une partie de la démarche qui était auparavant assumée par l’administration" et, lorsque l’usager n’est pas autonome, à ses "proches aidants" et d’autres acteurs tels que les travailleurs sociaux et les antennes France services, prolonge-t-il.

L’automatisation doit justifier des moyens "attentionnés" supplémentaires

"Il n’y a pas l’automatisation, la dématérialisation qui est la réponse absolue", réagit Jérôme Lepage, directeur adjoint des politiques familiales et sociales à la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). C’est selon lui "une grande option, qui touche toutes les administrations" et qui permet de "servir de la manière la plus sécurisée possible" des droits à la grande "masse" de la population. Et "toute la question c’est comment je récupère ce bord", poursuit-il.

Il a été ainsi plusieurs fois rappelé que les personnes les plus précaires ont souvent les dossiers administratifs les plus complexes, du fait de changements de situation dans le travail, le logement ou encore la situation familiale ; elles ont en conséquent besoin, à plus d’un titre, d’un accompagnement pour accéder à leurs droits. Ainsi, l’automatisation, qui peut avoir du mal à intégrer les situations les plus complexes, ne doit pas être "compensée par des pertes de moyens", mais bien au contraire "accompagnées par des moyens qui soient ‘attentionnés’", poursuit le directeur adjoint de la Cnaf, alors que les négociations sur la future convention d’objectifs et de gestion (COG) 2023-2027 devraient aboutir à l’été.

"Revenu social de référence" et lisibilité du système

Si l’idée de fusion des prestations contenue dans le revenu universel d’activité (RUA) a été abandonnée, le projet de "solidarité à la source" a vocation à rendre l’ensemble du système plus lisible par la définition d’un "revenu social de référence" qui permettra à une personne, quel que soit le "guichet social" auquel elle s’adresse, de savoir à quelles prestations elle a droit, explique Fabrice Lenglart, directeur de la Drees et ancien rapporteur général du RUA. Reposant sur l’"harmonisation des bases ressources" et manifestant non pas la fusion des prestations mais "l’unification de notre système de prestations de solidarité", ce revenu social de référence deviendra "une donnée fondamentale, y compris au niveau des politique locales", anticipe Fabrice Lenglart. "Cela prendra du temps", ajoute-t-il cependant.

En attendant, des collectivités telles que la ville de Lyon avancent sur le sujet en liant mesure du non-recours et politique d’accès au droit. Avec l’appui de l’Odenore, un premier baromètre du non-recours vient d’être réalisé par le centre communal d’action sociale (CCAS) de Lyon, auprès de 2.000 personnes dans deux arrondissements de la ville. Il en résulte que les personnes n’ayant pas recours aux prestations sociales sont "des personnes un peu moins diplômées, qui ont peu de soutien dans leur entourage notamment pour réaliser des démarches administratives et qui ont des difficultés avec le numérique", rapporte Héléna Revil, responsable scientifique de l’Odenore. Concernant le non-recours aux aides facultatives, gérées par la ville, les personnes non-recourantes ont des revenus faibles mais ne sont pas parmi les plus fragilisées et le frein lié au numérique joue moins dans la mesure où "ce n’est pas là qu’on a le plus dématérialisé", détaille Héléna Revil.      

À partir de ces résultats, la ville de Lyon entend développer un "bouclier social municipal qui garantira l’accès aux droits fondamentaux" tels que "se loger, se nourrir, se vêtir, se déplacer", explique Sandrine Runel, adjointe au maire de Lyon en charge des solidarités. L’objectif est d’activer certains droits à partir du repérage par les agents de la ville de certaines situations – par exemple, des enfants qui ne mangent pas à la cantine – et "qu’à partir d’un droit, d’autres en découlent", ajoute l’élue. Au-delà de l’automatisation, l’idée est en quelque sorte d’inverse la démarche, d’aller donner des droits aux personnes sans que ces dernières n'aient eu besoin de les demander. Comme pour mieux compenser un certain constat d’échec en matière de "lisibilité du système" : la moitié des personnes interrogées pendant l’enquête ne connaissaient pas les maisons de la métropole de Lyon, qui réunissent dans un même lieu les services de la métropole-département, de la ville et de son CCAS.

  • Le DRM, réponse au non-recours ou boîte noire difficile à maîtriser ?

Le dispositif de ressources mensuelles (DRM) est "en partie la réponse" au non-recours aux droits, parce qu’il permettra à terme de "pousser toutes les informations qui sont à notre disposition" en matière de ressources des personnes, informations que ces personnes "auront à modifier ou à compléter", ce qui n’est pas le cas aujourd’hui pour un bénéficiaire de RSA ou de prime d’activité, a expliqué Jérôme Lepage, directeur adjoint des politiques familiales et sociales à la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). Ainsi, ce dispositif doit pouvoir "favoriser l’accès au droit et lutter contre les erreurs".

Mais plusieurs étapes sont annoncées pour en arriver là. Tout d’abord, la Cnaf doit avoir l’autorisation législative d’exploiter ce DRM, l’accès n’étant actuellement autorisé que pour le calcul des APL. Le texte pourrait être voté mi-2023, anticipe Jérôme Lepage. Une fois l’accès accordé, il s’agira pour les CAF d’apprendre à "bien maîtriser" ce flux de données provenant des entreprises – la paye – et liées aux revenus de remplacement, soit "bien une année et demi de vérification du bon fonctionnement", poursuit-il. Sur l’accès aux droits, il sera toutefois déjà possible d’effectuer "des campagnes de requête" du DRM, avec l’objectif d’"aller sur au moins 100.000 personnes la première année, 200.000 la deuxième année", ajoute-t-il. Soit des requêtes larges, mais "presque du manuel" encore.  

L’accès aux droits en tant que tel à partir du DRM ne sera pas effectif avant la fin 2024 et concernera un premier bloc de prestations composé des APL, du RSA et de la prime d’activité. Outre les démarches simplifiées pour les bénéficiaires, l’objectif est d’avoir à ce moment-là "un moteur d’éligibilité dans notre système d’information" qui permettra par exemple à un bénéficiaire des APL de se voir proposer l’accès à la prime d’activité s’il y a droit, détaille Jérôme Lepage.

Attention à l’effet boîte noire, alerte cependant Daniel Agacinski du Défenseur des droits. Concernant les APL, l’institution demande depuis un an et demi la mise en place d’une "cellule de régularisation des situations critiques sur les aberrations liées à l’automatisation". Cette cellule n’étant pas en place, "on rame au cas par cas", alerte-t-il. La difficulté est selon lui de "ne pas avoir la possibilité d’entrer humainement dans ce DRM pour changer et rectifier les erreurs".

"On génère aussi une partie de complexité", admet Jérôme Lepage. "Il faut que nous, cette boîte noire, on sache la décoder, cela nécessite des hommes et pas forcément qu’en CAF", poursuit-il. Selon lui, "il ne faudrait pas se projeter sur un esprit big brother de la CAF de demain" et la capacité à "injecter de l’humain""les campagnes d’accès aux droits, l’aller vers, les travailleurs sociaux, le service attentionné…" – est "aussi importante que cette démarche" d’exploitation des données et d’automatisation.

De l’expérience de l’Universal Credit au Royaume-Uni, la France a retenu au moins deux leçons, assure Fabrice Lenglart, directeur de la Drees. Il importe pour un tel projet de "se donner du temps" et de prévoir "un peu de budget", un "investissement social" auquel le président de la République se serait engagé.

Caroline Megglé

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